ALZHEIMER

Un journal photographique

 

Octobre 1996

Maman nous inquiète. Elle oublie ce qu'on lui dit, elle perd sans cesse ses clés, son sac à main, etc. Par mesure de sécurité, j'ai dû débrancher la cuisinière : ça faisait plusieurs fois qu'elle oubliait une casserole sur le feu.

 

Juillet 1997

J'ai fait cette photo à la demande de la police. Ça fait deux fois que Maman s'égare. Pour elle qui aime tant marcher, sortir devient dangereux : elle ne reconnaît plus son environnement et erre, cherchant son chemin, pendant des heures et des heures.

 

Septembre 1997

On a dû installer Maman en résidence. On lui a trouvé un joli deux pièces et demie.

Pour elle, c'est une prison : elle veut sortir, elle veut s'en aller chez elle, elle ne comprend pas qu'on l'en empêche. « Je n'ai rien fait de mal », nous dit-elle en pleurant.

Elle est terriblement malheureuse.

Et nous aussi …

 

Octobre 1997

Maman est à la maison pour souper. Je lui propose de faire quelques photos.

Comme elle change ! Elle, si « correcte », n'aurait jamais été si gamine auparavant.

 

Décembre 1997

J'ai pensé bien faire.

J'ai emmené Maman à une exposition qui se tenait dans une ville voisine. Tout semblait bien aller jusqu'à ce que, la fatigue aidant, elle en vienne à fabuler, me prenant pour son mari. Devant mon affirmation que j'étais son fils et non son mari, elle est devenue affolée et meurtrie : « Pourquoi tu me fais ça? Pourquoi tu me dis que tu n'es pas toi? »

Nous sommes revenus tous deux épuisés, peinés, troublés.

 

Juillet 1998

Maman n'est pas bien. Elle a de la difficulté à avancer un pied, puis l'autre. Elle parle peu et quand elle le fait, elle parle à voix très basse, elle chuchote.

 

Octobre 1998

Tout va au ralenti; elle est comme droguée, vide. Mais, Dieu merci, elle est moins agitée, apeurée, angoissée.

Pour nous, ses enfants, c'est tristement soulageant.

 

Décembre 1998

On a appris un nouveau mot : ischémie, « arrêt de la circulation sanguine dans un organe »… Dans le cerveau, des cellules manquent de sang pendant un temps; certaines meurent, d'autres retrouvent leurs fonctions…

On nous dit que ce n'est sûrement pas la première ischémie qu'elle subit, que, sur la radiographie, son cerveau ressemble à un gruyère…

 

Mars 1999

Maman a quitté l'hôpital. Elle vient d'avoir une place dans un centre de soins prolongés. Elle partage une chambre avec une autre dame, elle aussi affligée de dégénérescence cognitive.

Il est manifeste qu’on a bien ajusté sa médication : il y a longtemps qu'elle a été si peu confuse et aussi éveillée.

 

Juin 1999

La confusion s'accentue… avec un effet bénéfique : l'angoisse diminue. Si, à toutes les visites, elle nous dit encore : « Je m'en vais avec toi, je ne reste pas ici, ce n'est pas chez moi », néanmoins, elle accepte docilement qu'on la quitte, qu'on la laisse là, toute seule, dans son vide qui s'accroît.

 

Septembre 1999

Encore une perte.

Encore un deuil.

Maman n'est plus capable de se tenir sur ses jambes. Son univers se restreint encore, sa dépendance augmente encore. Elle qui, comme elle le disait si joliment, aimait tant fureter…

 

Décembre 1999

Noël.

Noël seule.

Une visite avant de la quitter pour la fête en famille…  sans elle.

 

Avril 2000

La dernière photo que j'ai faite d'elle.

Maman est morte le 23 novembre 2001. Sa cruelle dégénérescence aura duré cinq ans.